Saint Denis, un saint décapité marche en portant sa tête

Au milieu du IIIème siècle, les environs de Paris sont le théâtre d’un spectacle peu commun. Un prédicateur chrétien, torturé par les Romains et décapité, revient à la vie et marche en portant lui-même sa tête. On connaît peu de détails sur la vie de Saint Denis, et moins encore sur sa personnalité, mais son extraordinaire destin, peu à peu révélé par la tradition littéraire, lui a réservé une postérité illustre.

Un chrétien dans la Gaule romaine

Les premiers textes à mentionner Saint Denis sont la Vita sancti Dyonisii gloriosae, la Vie de Sainte Geneviève et l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, écrits respectivement vers 500, 520 et 560. Que nous apprennent ces œuvres ? D’abord que Denis appartient à une des dernières générations de chrétiens à avoir été minoritaires, donc clandestins et persécutés, sous l’Empire romain. Il est l’un des sept «évêques» envoyés de Rome vers 250 pour évangéliser la Gaule et y implanter des structures ecclésiastiques. Denis choisit la région des Parisii, dont la capitale s’appelle alors
encore Lutèce, un des lieux où le paganisme est le plus profondément ancré. Denis prend donc la parole devant une assemblée d’habitants d’un faubourg de Lutèce, afin d’essayer d’éclairer leurs âmes et de les conduire à la vraie foi. Et il y réussit ! À la fin de sa prédication, la foule est à genoux et se montre prête à renier ses croyances païennes.
C’est compter sans la vigilance des soldats et des administrateurs romains, qui, inquiets de ce succès, font arrêter le saint. Car l’Empire et ses serviteurs voient encore dans le christianisme un ferment de désunion sociale et de révolte contre l’autorité. En refusant de pratiquer les sacrifices dus aux dieux de la cité, les chrétiens se mettent d’eux-mêmes au ban de la communauté civique.

Le martyre de Saint Denis

D’après la légende, en compagnie de deux de ses compagnons, Rustique et Eleuthère, Denis est emprisonné et longuement torturé. Puis les Romains ordonnent aux trois hommes de renier publiquement la foi chrétienne. On exige d’eux qu’ils sacrifient aux dieux païens dans le temple de Mercure, sous les yeux de foule qu’ils ont précédemment conquise à parole de Dieu. Ayant refusé avec fermeté, les trois missionnaires sont condamnés à mort et exécutés. Leurs corps sont volés et ensevelis au pied des murs de Paris par des chrétiens. A partir de là, seuls des écrits bien postérieurs
nous donnent des informations : ce sont les Vies de Saint Denis d’époque carolingienne (celle, anonyme, de 826 et celle de 834, due à Hilduin). Selon ces textes, Rustique et Éleuthère ont la tête tranchée à la hache. À l’instant même de la décollation, trois couronnes descendent du ciel et se posent sur la tête des victimes, signe de la reconnaissance divine pour leur sacrifice. Selon d’autres versions, trois colombes apparaissent, symbolisant leur âme emportée par le Saint-Esprit. Mais l’hagiographie carolingienne apporte une grande innovation : le corps décapité de Denis se relève, ramasse sa tête et se met à la porter ; il marche ainsi, guidé et soutenu par des anges, jusqu’à un endroit distant de quelques kilomètres, nommé Catulliacus. C’est là qu’il désire être enterré, et c’est là que s’élèveront plus tard l’abbaye royale et la ville proche de Paris auxquelles il donnera son nom: Saint-Denis.

L’origine d’un culte dynastique français

Denis n’est pas le seul saint à avoir, mort, le privilège de porter sa tête : il le partage, entre autres, avec son contemporain Cyprien de Carthage. Pourquoi avoir ajouté cette anecdote au récit de son martyre ? D’abord, pour glorifier son sacrifice. Lorsqu’il marche en tenant sa tête, il renaît momentanément à la vie -et de façon combien impressionnante pour l’assistance et la postérité -, avant de ressusciter définitivement auprès de Dieu. Mais les Mérovingiens ont d’abord utilisé l’image de Denis comme instrument de propagande, afin de promouvoir la christianisation, et d’extirper l’idolâtrie et le druidisme qui imprégnaient encore les campagnes gauloises. Le lieu du martyre, longtemps identifié à tort à Montmartre, est une colline nommée Montjoie qui servait de centre cultuel païen depuis des temps immémoriaux : un culte peut facilement en chasser un autre, sur un lieu sanctifié. Puis, vers 460, sainte Geneviève construit une basilique à l’endroit présumé de la sépulture de Denis : le site étant créé, le culte des reliques du martyr peut prendre un élan. Il ne reste plus qu’à lier la dévotion à Denis à l’imaginaire politique de la monarchie.
Sous le règne de Clotaire II, vers 627, les reliques sont transférées dans une autre chapelle, située plus loin au nord de Paris, précisément à Catulliacus. Le clergé s’emploie à la faire passer pour une fondation royale, attribuée à Dagobert, le plus prestigieux des rois mérovingiens après Clovis 1″, et tous les rois de France, à partir de Clotaire II, s’y font enterrer. Ainsi, saint Denis devient l’apôtre protecteur de la Gaule franque et le symbole de son unité, en même temps que Lutèce devenue Paris en devient le centre politique. Carolingiens et Capétiens accentuent cette identification en faisant de Denis le patron de leurs dynasties respectives.
L’épisode de la céphalophorie – le transport de la tête -, ajout tardif destiné à justifier le transfert des reliques du tombeau originel à un endroit prétendument voulu et désigné par le saint lui-même, apparaît comme une trouvaille ingénieuse, capable par le poids de mystère et de merveilleux qu’elle apporte, de servir au mieux les intérêts politiques de la propagande royale de la dynastie franque.